Réflexions : sur les Métaux fins, les Orients, la Primauté du monarque, un sens de jīng 經
- Lionel Silberman

- Aug 5
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Updated: Aug 6
黃帝問於歧伯曰
余子萬民
Huángdì, l’Empereur Jaune vint s’enquérir de Qíbó, Maître des Orients. Il dit:
"Sur cette Terre je suis le Nord, Origine et Premier d’une infinité d’êtres,
養百姓而收其租稅
余哀其不給而屬有疾病
Je supporte le devenir d’un grand nombre de familles: en retour je reçois d’elles leur tribut.
J’ai pitié de leurs pénuries, de leurs famines comme de leurs maladies.
余欲勿使被毒藥
無用砭石
À ce sujet, mon désir est de ne plus laisser le soin des souffrants au hasard de substances agressives.
Affaiblir le corps avec de grossiers outils de pierre ne me semble d’aucune utilité;
欲以微鍼通其經脈
Il est nécessaire d’employer de plus fines structures en Métal, afin de permettre la communication, la cohérence et la pérennité des cycles dans le Réseau uni des Voies du corps.
調其血氣
榮其逆順出入之會
Qu’elles permettent la médiation, le mouvement et la résonance harmonieuse du Sang et de l’Énergie, qu’elles favorisent la prospérité (de la santé), soumettent tout ce qui s'inverse et assurent l’unité de ce qui sort et entre, ce qui est apparent et ce qui est latent.
令可傳於後世
必明為之法
J’ai l'intention de décréter la transmission d’un tel Savoir aux générations futures.
Il est nécessaire de le rendre clair et compréhensible par le biais d’une Méthode.
令終而不滅
久而不絕
J’ordonne que sa Logique soit rendue pérenne et puisse ne jamais être détruite, qu’elle dure le plus longtemps possible et n’être jamais interrompue.
易用難忘
Qu’elle puisse évoluer en tous lieux et tous temps, qu'elle soit aisée à appliquer et difficile à oublier.
為之經紀
異其章
別其表裏
為之終始
Pour cela, il faut rédiger son Système et permettre sa Transmission: composer sa structure en différentes sections pour distinguer les aspects superficiels des aspects profonds et fondamentaux du Savoir; ceci, depuis le début de l’ouvrage jusqu'à sa fin.
令各有形
先立鍼經
J’ordonne que tous les aspects de ce sujet soient établi en un Traité systématique sur l’Usage de l’Aiguille et des Métaux fins.
願聞其情
J'aimerais entendre son entrée en matière."
— Huángdì Nèijīng 黃帝內經 : Língshūjīng 靈樞經, chapitre I - 九鍼十二原 "Neuf Métaux & 12 Origines".
Cette traduction personnelle peut étonner. Nous avons tous en tête l'excellent travail de Constantin Milsky et Gilles Andrès sur le Língshū ou celle tout aussi intéressante de Paul Unschuld et cette lecture diffère de ce qui y est proposé.
Je me suis intéressé à traduire le texte en prenant en compte de détails qui peuvent au moins agrémenter la réflexion sur l'usage des premières lignes du chapitre 1 de l'ouvrage.
Cette réflexion et cette traduction entrent dans le cadre de ma propre recherche personnelle sur la richesse et l'immensité des classiques.
Cette traduction, je ne la propose évidemment pas pour la seule vraie: il n'y a aucune vérité absolue qui débouche de toute façon de la traduction d'un texte en langue étrangère. Vu que je ne défend qu'une seule idéologie: celle de la Spontanéité et de la Liberté Relative, je ne prétends pas posséder une quelconque vérité ni proposer un canon particulier. Cette traduction inspirera ceux qui en ont besoin: pour ma part, elle continue de servir mes évolutions.
Ici quelques détails:

Pourquoi je ne traduis pas 鍼 par "aiguille" et Qíbó par un simple nom propre
Le choix de ne pas traduire systématiquement 鍼 (zhēn) par « aiguille » est un geste pleinement intentionnel, qui pourra surprendre, voire déranger, tant l’association entre médecine chinoise et acupuncture est aujourd’hui profondément ancrée, y compris dans les milieux spécialisés. Pourtant, ce choix ne conteste en rien la réalité historique : l’usage d’aiguilles à visée thérapeutique est attesté en Chine depuis au moins le IIe siècle avant notre ère, et il serait absurde d’en nier l’existence ou l’importance. Ce que je souhaite souligner ici, en revanche, c’est que réduire 鍼 à “aiguille” revient à restreindre abusivement un terme d’une richesse bien plus vaste, tant sur les plans techniques, symboliques que cosmologique/physiques.
Dans le Língshū, les « Neuf zhēn » désignent une variété d’instruments de métal, dont les fonctions ne se limitent pas à la perforation : certains percent mais d'autres frôlent ou massent, certains effleurent ou harmonisent sans même pénétrer la peau. Nous sommes ici loin de l’aiguille filiforme, uniforme, médicalement codifiée, utilisée aujourd’hui. Le zhēn, à l’époque du Huángdì Nèijīng, est donc bien plus qu’un outil de poncture : c’est un vecteur d’intervention énergétique, un prolongement e la logique des substances, un prolongement résonant de l’intention thérapeutique et un outil subtil de soin.

C’est ce sens que je choisis de préserver en traduisant 鍼 par des expressions comme «structure métallique » ou « Métal fin ». Ce choix vise à réinscrire le zhēn dans le cadre d’une logique alchimique des substances, où l’usage du métal n’est pas simplement technique, mais profondément signifiant. Le caractère 鍼 se compose de 金 -jīn, le métal ( à la fois matière concrète et agent du discernement dans les Wǔxíng (Cinq Processus énergétiques) ) et de 咸 -xián, composant phonétique, mais qui signifie aussi « totalité, globalité, accomplissement ». L’association des deux suggère un sens plus profond : un acte d’harmonisation ou d’accomplissement réalisé par l’usage du métal.
Dans le système énergétique chinois, le Métal est relié à l’automne, aux viscères humaines du Poumon et Gros Intestin, à la capacité de trier, de faire descendre, de recueillir, de clarifier. Il est l’agent du retour à l’ordre, de la séparation juste, du geste ordonnant. En ce sens, l’outil métallique n’est pas un simple instrument : il est résonateur, médiateur, amplificateur. Il entre en relation avec les souffles (氣 Qì), le sang (血 xuè), et le rythme du vivant. Utiliser un zhēn, dans cette perspective ancienne, c’est donc engager un geste de régulation subtil, un acte d'accord avec le souffle du corps et du cosmos environnant.
Ainsi, traduire 鍼 uniquement par « aiguille », c’est figer un acte riche et multiforme dans un objet technique univoque. C’est perdre quelque peu la pluralité des outils, la diversité des intentions, la symbolique du soin par le métal, et sa résonance physique et de sa révolution technique.
La notion de zhēn 鍼 pour moi regroupe une plus grande richesse que la seule aiguille filiforme. Ne considérer que celle ci comme thème de pratique c'est passer à côté de l'aspect holiste polymorphe de la pratique de la médecine chinoise.
Qu'est ce que zhēn en substance si ce n'est l'emploi intelligent de l'élément métal ? Qu'est ce que l'aiguille filiforme (Hao zhēn) si ce n'est l'idée d'insérer dans un système la saveur la piquante et la conductivité résonante du métal (rapport de limitation yáng feu-métal/ rapport de contrôle métal/bois) dans un système de chair (rapport d'engendrement yīn terre-metal)?
Dans une perspective peut être première (dans le sens "d'origine"), l'idée de zhēn serait de réfléchir physiquement à l'essence du couple Yángmíng / Tàiyīn: son Essence et ses corollaires énergétiques.
Cette perspective a l'utilité de metre un peu de mesure dans les "envolées" subtiles constitutives à une belle part de la théorie acupuncturale (constituée de temps, d'impalpable, d'énergie) pour l'enraciner dans un... simple morceau de "fer".
Et ainsi de nous rappeler dans nos sociétés quelque peu "habituées", que le potentiel se construit par la préséance d'un yīn lourd et dense, homogène et simple, entraînant et soutenant toute l'entreprise d'un un yang plus spectaculaire, plus manifeste...mais jamais tout- puissant.
Dans cet univers, Yáng a la préférence (et c'est très bien), mais yīn a la préséance (et c'est tant mieux) et cela semble t'il depuis toujours... et à jamais ☯️
C'est ainsi que je perçois "l'aiguille" ou plutôt l'alchimie de zhēn.
En choisissant une traduction plus large, je cherche à rendre à ce terme sa portée véritable : celle d’un accomplissement thérapeutique accompli par le métal, d’un geste issu à la fois de sources physiques médicales mais aussi depuis une perception holiste cosmique. Une « aiguille » peut piquer ; un zhēn, lui, cherche à réaccorder l’ensemble et illustre l'évolution à la fois technique et logique d'une civilisation.
Qíbó
Dans le même esprit, j’ai également choisi de traduire le nom 岐伯 (Qíbó) non pas comme un simple nom propre, mais comme « Maître des Orients ». Ce choix pourrait surprendre ceux qui considèrent ce nom comme un simple personnage historique. Pourtant, comme souvent dans les textes classiques chinois, les noms propres sont porteurs de sens et participent à l’architecture symbolique du dialogue. Les ignorer reviendrait à passer à côté d’une part essentielle du message.
Le caractère 岐 (qí) possède le sens de « bifurcation », « croisée des chemins », ou «embranchement ». Il évoque un lieu de discernement, un point d’ouverture vers les directions cardinales, en particulier celles liées au mouvement du Qì dans l’espace-temps. Le caractère 伯 (bó), quant à lui, est un titre ancien, qui peut se traduire en plusieurs sens, par exemple par « maître », « seigneur », ou « guide ». Dans le contexte médical du Nèijīng, il ne fait aucun doute que Qíbó représente une figure de haute autorité, conseiller du souverain, passeur de savoirs médicaux et subtils.
En traduisant 岐伯 par « Maître des Orients », je rends lisible cette fonction profonde : Qíbó n’est pas un médecin anecdotique, mais un guide des souffles, un lecteur des voies divergentes du vivant, celui qui connaît les ramifications de la santé et de la nature, les inflexions du déséquilibre, et qui peut guider le souverain à travers les paysages invisibles du corps et de son propre cosmos intérieur. Le mot « Orients », au pluriel, souligne la richesse directionnelle de cette sagesse : il ne s’agit pas seulement de l’Est géographique, mais de l’ensemble des directions logqiues, des points d’accès au réel, de toutes les voies qu’un thérapeute doit apprendre à percevoir, discerner, et harmoniser.
Qíbó est ainsi le maître des embranchements, l’ordonnateur silencieux des potentiels de soin, celui qui ouvre le champ d’une médecine fondée sur l’écoute des directions du vivant, mais aussi le Conseiller reconnu par l'Empereur pour son talent à trouver de bonne Directions.
Pourquoi je traduis « 余子萬民 » par « Je suis le Nord, origine et premier d’une infinité d’êtres »
Dans la continuité de ces choix, j’ai également traduit l’assertion impériale 余子萬民 par :« Je suis le Nord, origine et premier d’une infinité d’êtres. »
Cette traduction s’écarte de la lecture littérale habituelle ( « le père des dix mille êtres » ) mais s’appuie sur une lecture cosmologique du caractère 子 (zǐ), enracinée dans le système chinois des 12 branches terrestres (地支 dìzhī). La première de ces branches, 子, correspond à la direction du Nord, au moment du minuit, à l’hiver profond. Il ne s’agit pas ici simplement d’un enfant ou d’un sujet filial, mais du point d’origine cyclique, du germe du mouvement, du Yīn extrême prêt à se renverser vers Yáng.
En ce sens, le souverain ne parle pas seulement en tant que chef d’un peuple, mais comme pivot de l’ordre cosmique, source du souffle vital, émanation du Nord comme axe vertical du monde. Cette lecture renforce l’idée que l’Empereur Jaune ne gouverne pas simplement par décret, mais par positionnement axial dans le vivant. Traduire 子 dans ce contexte comme un simple terme de paternité serait donc réducteur : il faut y entendre le commencement d’un cycle, l’origine d’une dynamique, et non un statut social ou affectif.
En rendant cette phrase par « Je suis le Nord, origine et premier d’une infinité d’êtres », je souligne ainsi la dimension cosmologique et fondatrice de la parole impériale : elle s’adresse à Qíbó non pas du haut d’un trône, mais depuis le centre symbolique du monde vivant, là où tout commence et où tout peut s’harmoniser à nouveau.

Pour conclure : traduire un Classique, entrer dans une tradition vivante
Les textes classiques ne sont pas des monuments figés. Ils sont des trames vivantes, des systèmes symboliques, comme des architectures de sens. Leurs mots relient, invoquent et résonnent. Mais ce qui en rend la lecture lumineuse, ce sont pour moi les modèles racines: ces structures fondamentales que les Classiques manifestent, mais ne contiennent pas et qui finalement dépassent les limites de leur écriture.
Les modèles, bien qu'ils naissent d'une culture la dépasse et traversent toutes les cultures. Ce sont des structures métaculturelles : polarités, nombres, formes, cycles, tensions dynamiques. Et ce sont eux qui, une fois reconnus, rendent les Classiques lisibles, opératifs, intelligibles, là où le texte seul, livré à son opacité, pourrait rester silencieux.
S'observe que le Classique n’est pas une origine absolue, mais un écho transmis, une condensation locale d’un principe global représenté dans le modèle et qui donne forme au Mots. Il y a là un rapport dynamique, une réciprocité vivante entre ce qui structure profondément (le modèle) et ce qui transmet dans une forme donnée (le Classique).
Le terme même de jīng 經 ( souvent traduit par "Classique" ou "Canon" ou "Livre" ) ne désigne pas selon moi un texte figé, mais plutôt une trame, un fil conducteur, ce qui tisse et relie. Il évoque un principe de cohérence en mouvement, qui unit un système (modèle) à une tradition (transmission vivante). Ce que nous appelons "Classique" n’est donc pour moi, non pas un livre unique: mais le lien organique entre un noyau de logique et la manière dont ce noyau s'inscrit, s’actualise et se manifeste dans un contexte culturel donné. Évidemment dans le passé, mais également ici et maintenant, dans le monde qui nous est donné de vivre.

Originalité
Toute traduction d’un texte, je le vois comme un acte engagé, une prise de position subtile mais décisive. Traduire, c’est voir à travers soi, faire passer une résonance, offrir une forme sans enfermer le fond. Toute traduction est partielle, mais elle peut être juste, si elle se pense comme un geste dans la continuité d’un fil vivant, et non comme un point final.
Je crois profondément à cette pluralité des lectures: j'aime l'idée que les traductions se rencontrent dans le respect, se répondent pour s’ajuster mutuellement et non pour espérer une vérité unique.
Afin de faire vivre les textes, les ouvrir, les honorer dans leur densité et leur pluralité. Faire vivre un Classique comme espace de résonance entre les modèles racines et les écrits humains, dans une philosophie qui en a besoin.




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